are we cursed or what ?! + Kyu

Je la vois, cette aiguille qui se plante en plein dans la colonne de mon invité. Je la sens cette douloureuse pointe qui fait écho à la mienne et je ne l’assimilerais pas aux mêmes châtiments pourtant, parce que je n’en sais rien et si ça se trouve, ce n’était qu’un tic stupide. Je m’efforce de ne rien laisser voir. Le mariage est une excuse pour moi, un lien plus financier, plus diplomate, une monnaie d’échange ridicule qui n’a rien à voir avec deux êtres qui échangent des vœux. « J’espère aussi » je n’en suis pas certain, il y a d’éternels insatisfaits et je me fiche bien de savoir au fond ce qu’elle pensera cette mariée, du moment que sa pub n’est pas mauvaise et qu’elle me paye. Mon histoire, je la conte en oubliant volontairement certains passages. Il ne s’y attendait pas et j’acquiesce. Heureusement qu’il était là, sans quoi je serais mort et il aurait peut-être mieux valu tant la suite n’est pas rose. Il n’y a pas de ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants et je doute qu’il y en ait un jour.

Je me distrais, me plait à changer de sujet pour ne pas à me remémorer ces bêtises. Puis il me laisse entendre qu’il était fermier, donc aussi conscient de la valeur de l’argent que moi. C’est une bonne chose, il n’est pas cupide. Il ne devrait pas l’être en ayant conscience de ce que ça fait, de comment les gens changent avec cette connerie. Il aime chanter et j’arque un sourcil. Pourquoi avoir peur ? « Tu as plus tes chances ici que dans notre magnifique monde… pourquoi te priver ? » après tout, ce n’est pas ce qu’on fait tous ? Et quand bien même il ne viendrait pas à en vivre, pourquoi ça devrait changer quelque chose si ça le rendait heureux ? Parfois la logique me dépasse, je n’ai pourtant aucun droit de jugement, mais je le fais quand même parce que c’est facile, parce que ça m’éviter de passer à ma misérable petite vie pas si misérable, mais vide, juste vide de tout ce qui me faisait me sentir en vie autrefois. Va-t-il chanter ? Il n’y a que la pluie comme tempo et les bruits de tissus quand je coupe des fils, à savoir pas grand-chose qui puisse l’empêcher d’exposer sa voix. Je ne lui ai pas dit non. Je n’ai certes pas dit oui non plus, mais je préfère encore me remplir le crâne d’une voix que du chant sinistre des gouttes qui s’écrasent en trombe contre les vitres et le bitume. Même s’il chantait mal, ça aura peut-être le don de me faire rire.

Je n'avais aucun doute que la robe allait plaire à la mariée. Elle était tellement magnifique que j'étais un peu envieux envers cette femme qui allait surement porter le plus beau des vêtements que jamais elle n'avait pu avoir jusqu'à présent. Moi qui m'étais déguisé en fille par pure égoïsme, j'en venais à le faire encore dans ce monde pour avoir la paix lors de mes sorties dans la rue. A m'imaginer porter des choses féminines mignonnes pour au final laisser tomber car j'étais un garçon. Je devais m'habiller en garçon mais pas en fille.

Il me paraissait loin le temps où je n'étais qu'un simple fermier et non un serveur dans un café. Je regrettais ma vie d'avant et espérais au fond de moi qu'un jour je pourrais revoir ma maison et ma mère. Elle serait heureuse de me retrouver et tous les deux on pleurerait toutes les larmes de notre coeur dans les bras l'un de l'autre. C'était cette simple idée qui me donnait envie de me battre et peut être que Ji Ran viendrait me voir un matin en me disant qu'elle avait trouvé un moyen de me ramener chez moi. Peu importe si je m'étais accommodé à ce monde, ce n'était pas le mien et je serais toujours un étranger.
Chanter me manquait aussi, partager ma voix aux étoiles qui brillaient dans le ciel. Mais j'avais trop peur de me faire enlever si j'exerçais mon talent quelque part autre que chez moi. Cette peur, je l'avouais à Ranjit.

- Mes chances ? Mais et si...si...je passe à la télé et qu'il est là...et qu'il me voit...

Je balbutiais, n'arrivant plus à contrôler ma peur. Cette taupe, j'ignorais si elle avait réussi à me suivre ou non à Séoul. Ce miroir, si j'avais bien compris, beaucoup de personnes tombaient dessus par hasard alors peut être que le pervers avait eu le malheur de tomber dessus aussi. Des larmes de terreur avaient coulées sur mes joues, que j'essuyais d'un revers de la main.

- Je ne peux pas chanter Ranjit...

Je ne comprendrais sans doute jamais pourquoi nos parcours ont pris des tournures si différentes. Mais une chose est certaine, se priver de faire ce que l’on aime, c’est quelque chose de difficilement supportable. J’inspire et lui demande pourquoi il ne se fait pas plaisir ici ? Qu’est-ce qui l’en empêche ? Et quand il répond après quelques secondes d’un silence un peu trop pesant, je ne comprends que la moitié de ce qu’il veut bien dire. Il y a quelqu’un qui l’enquiquine comme moi quand nous étions dans notre monde et ça me fait serrer les poings. Je mords ma lèvre, pince entre mes dents et agite mes doigts pour dégourdir ces derniers, comme brûlés par la si petite aiguille d’une matière normalement fiable. C’est ma malédiction pour avoir passé ce fichu miroir, mais c’est la moindre des choses. Je le regarde, sans comprendre vraiment où il voulait en venir parce que je ne parlais pas forcément d’être connu… même si je suppose que c’est un rêve que pas mal de personnes partagent, qu’importe le domaine.

Il se met à pleurer et je me crispe définitivement. C’est incroyable, pourquoi chaque mot que je prononce le rend aussi nerveux ? Pourquoi est-ce que je fais pleurer les gens même quand je ne le veux pas ? Je passe une main sur mon visage à la fois en colère, mais pas contre lui, contre moi. Lui, qu’il pleure, c’est son problème. Certes, ça ne me rend pas du tout tendre envers lui, au contraire, mais je fais des efforts pour ne pas le lui faire ressentir. « Je parlais… de chanter là, ici… c’est silencieux, il n’y a que la pluie et que nous deux. » j’inspire profondément. La robe est terminée, du moins pour les roses qui sont fixées, je n’ai plus qu’à les consolider toutes. « Je ne sais pas de qui tu parles, mais personne n’a le droit de te dicter ce que tu veux faire, il est temps de se rebeller un peu » c’est moi qui dit ça… c’est une honte, parce que la façon que j’ai eu de me dresser contre cette furie, moi, c’est de la tuer en l’empoisonnant. Quelle magnifique leçon de morale ? Il n’est pas obligé de connaître les détails. Et je ne pense pas les lui conter un jour, les contes de fées sont faits pour être rêvés, pas pour être vécus… ça, c’est le moins qu’on puisse dire.

Ce n'était pas la faute de Ranjit si je m'étais mis à pleurer. Je n'étais qu'un faible petit garçon, traumatisé par son passé. Bien que pouvait-on dire que quelques mois pouvaient faire partie du passé ? J'avais l'impression que c'était hier que je m'étais enfui de la grande demeure de Linus. N'importe qui ne serait surement pas fait prier dans mon monde d'épouser ce riche homme mais pas moi. Je ne l'aimais pas et c'était inconcevable pour moi de me marier autrement que par amour. A Séoul j'avais découvert les contes de fées: les princesses qui épousaient des princes. Des grenouilles qui devenaient de beaux garçons, des servantes qui avaient une bonne fée...Et moi, j'étais juste un petit garçon.
Je pouvais me perdre dans la foule mais si jamais je me mettais à chanter et que Linus était là. C'était sur et certains qu'il allait réussir à m'attraper. J'avais cependant mal compris les paroles de Ranjit. Ce dernier m'avais en fait proposé de chanter dans sa boutique vu qu'il n'y avait que nous deux et les gouttes d'eau qui frappait les vitres. Le couturier avait raison, je savais bien que je ne devais pas laisser quelqu'un me dire ce que je devais faire. Mais j'avais tellement peur et j'étais loin d'avoir l'esprit rebelle. Déjà, je n'étais pas à ma place. Ce monde, cet univers n'était pas le mien. Ji Ran m'avait bien fait comprendre de ne pas attirer l'attention car des personnes malveillantes pouvaient me courir après. Une information qui était aussi effrayante que Jurassic Park.

- Je parle d'une méchante personne qui me voulait du mal...

Je n'avais pas envie d'entrer dans les détails. La crainte que Ranjit me juge si je lui disais ce qui m'était réellement arrivé. Et puis en parler me faisait mal, me faisait revivre la scène et me faire me sentir dégoûté de lui mais aussi de moi-même. Pour cet odieux personnage je m'étais fait passer pour une fille. Souriant à Ranjit, je reprenais le travail qu'il m'avait confié. Je songeais à ces propos tout en triant les tissus. J'avais envie de chanter, vraiment. Il m’arrivait de chantonner quand j'attendais le bus tout seul. Pourquoi est ce que c'était si dur ? Je relevais la tête, fixant mon regard sur les gouttes qui glissait sur la vitrine, pariant sur la gagnante intérieurement. Cette chanson allait tellement bien sur le temps actuel.



Au début ma voix s'était faite timide pour finalement gagner en assurance. Cela faisait tellement du bien. C'était un refrain que je chantais souvent, avant. A la fin, une fois le silence revenu, je lançais un regard timide et curieux à Ranjit. J'ignorais si ce dernier aimait la musique ou non en fait. J'espérais ne pas l'avoir ennuyer mais en même temps c'était lui qui avaient proposé non ? J’avais tout de même retrouvé le sourire et j’étais curieux de savoir ce que mon ami avait pensé de ma courte prestation. Je connaissais bien sur des musiques d’ici mais aucune d’elle ne pouvait remplacer celle que je venais de chanter à l’instant.

Il était évident que quelqu’un lui avait fait du mal et cherchait à lui en faire baver, si tentée que cette dernière ait aussi passé le miroir, il avait de quoi craindre pour sa vie. Enfin, surtout pour son matricule, ici les lois ne sont pas basées sur la confiance et la loyauté de chacun, mais sur des interdits qu’il ne fallait surtout pas franchir sous peine d’emprisonnement ou, pire, de mort. Bien que cette ville ne soit pas aussi catégorique, fort heureusement pour moi. Je compatis à ce qu’il peut ressentir, je n’ai peur de rien parce que j’ai anéanti le démon qui m’avait fait du mal, il me restait maintenant à en dompter un qui m’en voulait encore et que j’allais de gré ou de force ramener sur un chemin moins dangereux pour lui. Je soupire. « J’avais bien compris » ce n’était pas pas de tout repos et je n’avais aucune envie de mettre les pieds dans le plat avec ma foutue délicatesse de couturier aux milles aiguilles. Non, on va éviter d’ouvrir la bouche pour le bien de ce petit. Oui, c’est bien moi qui dis ça.

Alors, il comprend que je parlais de là tout de suite s’il en avait envie et je le laisse faire à sa guise, reprenant mes affaires tout en le laissant prendre de l’assurance. C’est une jolie chanson, très triste malheureusement, mais on s’y apparente facilement. À croire que les personnes issues de contes partagent toutes un sentiment fort et amer. Je ne prétendrais pas avoir cette sensibilité un peu trop romanesque en moi. Je n’ai rien de doux, mais je peux comprendre un peu mieux qui il est. Il y avait quelque chose d’apaisant à l’écouter. Je m’étais arrêté à quelques instants, me laissant bercer sans faire d’erreur sur le tissu dentelle et je ne regrette pas de le lui avoir demandé. Il sourit à présent et je suis certain qu’il me demande mon avis d’un regard… bien, je ne suis pas du genre à faire des compliments, mais j’imagine que c’est mérité, tout comme le travail qu’il a accompli et qui étrangement n’a rien de maladroit. « Tu devrais chanter plus souvent, c’est… agréable » et je m’arrête enfin, vérifiant les tissus de la robe une dernière fois pour souffler un peu. Mes yeux tombent sur les échantillons triés et j’acquiesce en grattant mon menton, le dos droit. « Tu as fait du bon travail… j’aurais bien besoin d’un coup de main de temps en temps… si ça t’intéresse, ça allègera fortement ton crédit ici » pas très charmant de le lui rappeler, mais pourtant ça part d’une bonne intention, je n’ai jamais eu pour ambition de le noyer sous une pile de dettes, bien que les apparences l’auraient laissé croire.  

La remarque de Ranjit m'avait laissé quelques secondes silencieux. C'était pas faux que c'était évident que quelqu'un m'avait fait du mal. Mon ami était loin d'être stupide et je lui étais reconnaissant de ne pas poser de question sur ce sujet. Ma vie privée était déjà bien assez chaotique pour que quelqu'un vienne y mettre son nez. Un jour peut-être que j'arriverai à dire les choses mais pour le moment rien que de songer au passé j'avais envie d'éclater en sanglot. Bien sur je n'y songeais pas tout le temps, heureusement d'ailleurs. A part éviter tout contact avec les hommes je menais une vie normale, pour quelqu'un qui venait d'un autre monde. Il y avait aussi parfois les souvenirs qui venaient me hanter la nuit, l'impression de sentir à nouveau son corps sur moi et me faisait me réveiller en sueur dans mon lit. Heureusement que je vivais seul car sinon l'autre personne se serait posé des questions. Ma seule compagnie était un gros ours en peluche et une veilleuse posé à côté de mon lit. Je n'avais pas peur du noir mais plutôt des cauchemars et la faible lumière était apaisante.

Enfin, je n'étais pas venu jusqu'ici pour ruminer, bien que j’aie déjà bien insulté ma maladresse à cause du pantalon que j’avais craqué. Grâce à la pluie j'avais pu aider Ranjit dans son travail et ce dernier m'avait même proposé de chanter dans sa boutique. C'était un peu gênant car ça faisait longtemps que je n'avais pas fait ça devant quelqu'un. Les gouttes m'avait pourtant inspiré et ma voix avait fini par s'élever dans la salle. Une chanson que je connaissais par cœur et adorait par dessus tout. Une fois terminé, j'étais curieux de connaître l'avis de mon ami.

- C'est vrai ?? Tu as aimé ??

Rapidement ma timidité avait été balayée par la joie, heureux de savoir que Ranjit avait trouvé ma courte prestation agréable. Il m'encourageait même à chanter plus souvent. Venant de sa part c'était vraiment un beau compliment et mon cœur était gorgé de bonheur. Je n'avais cependant pas fini de sourire. Ce que j'avais fait avec les échantillons avait plu au couturier. Honnêtement, j'avais adoré trier. Etant un féru du ménage, c'était comme mettre de l'ordre dans les choses.

- Oh oui ! J'adorerai t'aider ! Si tu veux je peux aussi nettoyer la boutique, je suis le roi du ménage !

Quand je ne faisais pas tomber ce que j'avais entre les mains bien sur. Mais ça il n'était pas obligé de le savoir. Si Ranjit n'avait pas été un homme je l'aurai pris dans mes bras, et en y pensant après, il n'aurait peut-être pas apprécié le geste. En tout les cas, la proposition était très intéressante et je pouvais venir quand je n'étais que de service le soir ou la journée.

- C'est la moindre des choses avec toute l'aide vestimentaire que tu m'apportes

Rajoutais-je par rapport à la dette que j'avais envers lui. Je n'allai pas cacher que le rembourser en l'aidant serait plus avantageux pour mon porte-monnaie. Je préférais perdre du temps libre que des sous.

Je me mêle de ce qui me regarde, c’est ce qui m’est venu à l’esprit en premier lieu quand il s’est senti mal. Je me doute que ce comportement n’est pas anodin. La peur des représailles quand on casse quelque chose, le regard des autres trop pesants sur des épaules frêles. Je dois dire que ça m’est familier, sans doute différemment de lui parce que mon caractère ne m’a pas poussé à rester bon avec les autres. J’ai mal agi à de nombreuses reprises, tout comme j’ai tenu bon quand il l’a fallu. Mes choix aujourd’hui ? Je les regrette pour certains, très peu cependant. Mais je suis ce que je suis grâce à cela et je ne suis pas mécontent d’avoir enfin un peu de tranquillité. Oh, je me ferais sans doute des cheveux blancs d’ici peu. Ezreal est une plaie quand il a une dent contre quelqu’un. En l’occurrence, une personne qui lui a fait du mal, c’est-à-dire moi ? Aucun doute, je vais en baver, mais je ne serais pas le seul. Si j’ai supporté la mégère pendant assez de temps pour qu’elle me fasse confiance, je peux tenir quelques années d’un Rumple boudeur s’il ne décide pas de me tuer entre temps. Triste fin, peu importe. Le silence est apaisant, pourtant je lui demande de chanter s’il en a envie. Je pensais regretter. En fin de compte pas du tout, c’est plutôt agréable. Triste chanson, mais plutôt douce et un timbre qui ne malmène pas mes tympans. Un miracle.

A mon compliment il semble plus heureux que jamais et je me demande si c’est aussi facile d’être heureux. C’est une chance de pouvoir sourire pour si peu, j’en suis presque embarrassé. Quoi qu’il en soit, je propose également qu’il puisse arrondir ses fins de mois et ça semble être l’apothéose. J’en suis presque jaloux. « hm… ne te tue pas à la tâche, tu es serveur, je crois ? C’est déjà physique, ce qui sera fait ici sera plus calme et minutieux » rien cependant qui ne nécessite qu’il réfléchisse trop, je ne lui demanderais pas de faire ce que je n’ai pas envie, je lui demanderais des petites pièces parfois à la machine ou du tri entre ce qui est utilisable ou non. Pour le reste du métier, on verra. Ici ça ne fonctionne pas de la même façon, il faut apparemment un diplôme, des stages et je ne sais quoi. Qu’ils sont compliqués ces gens ! « Tu as terminé avec les échantillons ? » j’avais bien vu qu’il ne s’était pas trop emmêlé les pinceaux et qu’il avait apprécié au moins le calme ici. Les visites étaient irrégulières et peu nombreuses, les créations attirent l’œil, mais peu de clients sont réellement venus dans l’intention de commander à l’exception justement de mariages exceptionnels ou de personnes ayant les moyens de payer du sur-mesure. Je n’ai pas choisi d’être dans le luxe, mais je reconnais volontiers que ça me permet aisément de payer mon petit appartement et mes frais, même avec peu de clients. Ce n’est pas une fortune que je me fais et je fais attention. « Je vais bientôt fermer et il ne pleut presque plus » ça n’a rien de compliqué de se montrer amical, j’ai juste si peu l’habitude que j’en suis presque désagréable. « Tu as faim ? Je t’invite »

Savoir que mon interprétation avait plu à Ranjit m'avais vraiment remplis de joie. Cela faisait longtemps que je n'avais pas chanté devant quelqu'un en plus. Mon ami avait eu ce privilège et il avait bien fait d'insister, car chanter m'avais fait du bien. La musique n'était-elle pas le meilleur remède contre la tristesse ? Dans mon petit appartement, je mettais la musique à fond lorsque j'étais triste et me mettre à chanter avec l'appareil. C'était une merveilleuse invention que d'avoir de la musique à volonté. Dans mon monde, c'était du "live" comme ils disaient aussi. Pas de CD, ni de spotify.

Ranjit m'avait ensuite proposé de venir l'aider un peu ici pour gagner un peu de sous. La proposition n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. D'autant plus que cette boutique était merveilleuse avec tous ces beaux vêtements. Rien que la robe qu'il venait de finir je pourrais l'admirer pendant des heures. Ne pas oser avouer aussi que j'avais très envie de l'essayer. Déjà que Ranjit avait envie de me tuer à cause de ma maladresse, je n'osai pas imaginer ce qu'il me ferait si je demandais à porter la robe de la future mariée. C'était à elle et rien qu'à elle, je n'avais pas le droit d'y toucher. En tout les cas, trier les tissus avait été une tâche assez simple et amusante pour moi. Je pouvais aisément aider mon ami pour des petits trucs ou même faire le ménage dans la boutique s’il le désirait. Il était tellement gentil avec moi sans le faire exprès que c'était la moindre des choses.

- Oui je suis serveur ! Oh tu sais je fais le ménage chez moi tous les jours ! Alors le faire en plus ici ne me tuera pas ~

Sa boutique était en effet calme. Je n'avais vu aucun client entrer. Ceci dit avec ce temps de pluie, les gens n'avaient pas forcément envie de sortir. C'était dommage car Ranjit faisait un travail formidable. Peut-être n'était il pas assez connu ?

- Oui j'ai terminé ! Il y a tellement différentes sortes de tissu c'est super intéressant !

Là d'où je venais il n'y en avait pas trois milles sorties, ou en tout les cas ma bourse ne m'avait jamais permis d'accéder à des matières nobles. Bien sur je retrouvais du tissus ici qui était le même que là bas. Mais aussi des nouveaux comme le "jean". C'était super agréable à porter d'ailleurs.

Ranjit allait fermer son magasin, et mon regard se portait sur dehors où effectivement il ne pleuvait presque plus. Les nuages commençaient doucement à disparaître du ciel. J'étais donc déjà prêt à dire au revoir et de rentrer chez moi. Je ne m'attendais pas du tout à ce que mon ami m'invite à manger quelque chose. Je devais avouer que mon vendre criait un peu famine car j'avais foncé directement ici suite au sms de Ranjit, laissant de côté mon pain perdu. Autrement dit : je n'avais rien avalé.

- Euh oui j'ai un peu faim...

Avouais-je un peu gêné car je n'avais pas vraiment l'habitude d'une invitation de sa part. D'habitude je venais juste ici pour des vêtements, payer mes dettes et repartir aussi vite que j'étais venu.

- J’ai bien envie de manger du gâteau ! Et toi ? Quelque chose te fait envie ?

Le voir heureux pour si peu, ça me rend nostalgique. Je n’ai jamais été réellement de ce genre, je ne me contente pas de ce que j’ai parce que je n’avais rien. Pourtant, je ne demandais pas grand-chose, juste un peu de considération, être traité comme une personne. Au lieu de quoi, tout au long de ma vie je n’ai été qu’un objet, sauf entre ses doigts. Sans plus m’y attarder, je pense que si les miens brûlent au contact de tout, c’est pour me punir d’avoir fait n’importe quoi. Je me sens à la fois coupable et victime. Les seules options que j’ai décidé de mon propre chef m’ont mené à bien moins que ce que j’avais auparavant. Ça, cette boutique ? Ce n’est qu’une façade, mais je l’apprécie tout de même pour ce qu’elle m’apporte. Une prison, une cage dorée. Il semble que dans ce monde ça fonctionne ainsi, la valeur de l’argent a plus d’importance qu’une vie. Du progrès ? Oh, je ne crois pas. Le luxe est appréciable lui aussi, mais il ne dure jamais et c’est ma parole de roi de pacotille contre celle d’ignorants, pathétiques, petites fourmis très semblables en fin de compte. J’en fais partie.

Je reprends mes esprits, me contente de lui proposer autre chose que du ménage pour ce que je peux faire, mais il semble être dévoué et je ne sais que dire. Se montrer serviable par envie, pas par nécessité c’est quelque chose que je ne comprendrais jamais. La gentillesse n’est récompensée que par hasard, parce qu’il faut croiser les bonnes personnes ou être né sous une bonne étoile. Il en a de la chance dans son malheur, je ne suis pas une méchante reine, pas plus qu’un chasseur. « Non, ça t’épuisera plus que de coutume et je n’ai pas envie d’être responsable de ta fatigue » du moins, pas autant, je n’en demande pas autant. J’arque un sourcil en le dévisageant comme si c’était une évidence. Avec ma chance, il arriverait en retard à cause de la fatigue et se ferait virer de son lieu de travail officiel. Et puis quoi encore ? Je réfléchis. Il a terminé, il a su déterminer sans trop s’emmêler quels tissus il avait entre les doigts. C’est un bon début. « Tant mieux si ça t’intéresse, tu auras l’occasion de travailler avec » et je ne parle pas seulement de les trier, mais ne lui donnant pas trop vite ce sourire niais qui provoque en moi des sentiments contraires.

La pluie n’est plus qu’un souvenir avec pour seul vestige le clapotis des dernières gouttes venues s’écraser en rythme du rebord de la fenêtre au sol. Quelques chanceuses se fondent en flaque d’où se reflèteront voitures et passants, pour le reste ce ne sera qu’une marque solitaire qui s’effacera sous un pas ou disparaîtra avec les rayons chaleureux d’un soleil indifférent. J’ai faim. Lui aussi. En ayant appris à décortiquer ses expressions, je devine qu’il a du peu manger et lève les yeux au ciel avant qu’il ne pose de nouveau son regard sur moi. J’acquiesce. « On pourrait aller souper. Il n’y a pas un restaurant qui t’a fait envie ? Un qui a l’air d’avoir en desserts de bonnes pâtisseries ? » J’exagère à peine, mais pour le mettre en haleine, c’est la meilleure solution. Il voulait un gâteau, il en aura, mais pas n’importe où parce que j’ai faim et je n’ai jamais l’occasion de manger ailleurs que dans la boutique ou chez moi. C’est une occasion, pour lui, comme pour moi.  

Une légère moue venait déformer mon visage enfantin. J'avais l'impression que Ranjit me prenait pour une petite nature, alors que j'avais de l'énergie à revendre. J'étais tout à fait capable de travailler après mon service. Faire les tâches ménagères chez soi demandait aussi pas mal d'efforts. C'était moi qui balayais, passait la serpillère et nettoyait mon linge. A la main, parce que la machine qui tournait me donnait l'image d'un ogre qui dévorait mes vêtements. Heureusement ma garde robe n'était pas très grande et je pouvais laisser sécher mes habits sur un grand étendoir. Un bon investissement qui m'avait évité de suspendre un fil dans ma maison, comme avant à la ferme quand j'étendais le linge avec ma mère. Bien sur la corde était à l’extérieur, il y avait assez de place pour ça.

- Bon d'accord, mais je veux quand même t'aider...Après tout grâce à toi je peux porter autre chose que des tee-shirts mickey

C'était un peu exagéré, le rayon enfant ne proposait pas que ça il y avait aussi des vêtements sobres. Le seul hic était que lorsque je passais à la caisse, on me prenait vraiment pour un gamin. Si dans les magasins de vêtements ce n'était pas dérangeant il y avait des endroits où je devais montrer patte blanche. Être petit avait tout de même de sacré inconvénient dans ce monde. Il était même arrivé au travail que j'avais dû montrer ma carte d'identité pour ne pas que le monsieur pense que le café faisait travailler des enfants.

- Est-ce que tu m'apprendras à coudre ? Comme, rattacher un bouton ?

Les vêtements que j'achetais n’étaient pas forcément de bonne qualité et souvent je semais un bouton. Que ça soit d'un manteau, d'une chemise ou même d'un pantalon. Là c'était plus embarrassant car sans ça, l'habit ne tenait pas. J’avais en tout les cas hâte de savoir ce que Ranjit avait prévu pour moi. Il ne cessait de me surprendre, même il m'avait proposé d'aller manger. Je devais avouer que j'avais assez faim et qu'une pâtisserie ne me ferait pas de mal.

- Un restaurant ? huum...

Pensif, je posais mon index sur mon menton, levant les yeux au ciel. Je n'étais pas vraiment un consommateur de ce genre d'endroit. Mon petit salaire ne me permettait pas ce genre de choses. J'achetais plus des produits pour les cuire moi-même ou bien dans les streets foods quand vraiment j'étais trop fatigué pour faire à manger. Ranjit était un homme qui devait surement avoir sa place dans un restaurant de qualité et non manger des brochettes à emporter.

- Pas loin de ta boutique, il y a un restaurant à la devanture très jolie...C'est doré et tout avec des dessins ~ J'y suis jamais allé mais les plats avaient l'air bon !

Proposais-je, en me rappelant les mets que j'avais vus à travers la vitre. Rien que d'y penser, ça me donnait l'eau à la bouche et mon ventre se remettait à grogner.